Dans le billet précédent, j’ai présenté les enjeux et les objectifs de l’UNESCO pour l’enseignement de la philosophie pour les enfants. Cette organisation des Nations Unies pour l’éducation a pour objectif de promouvoir et donc d’encourager l’enseignement de la philosophie à tous les degrés scolaires, y compris aux degrés préscolaire et primaire. Cela dit, qu’en est-il aujourd’hui de cet enseignement dans les milieux scolaires ? Est-ce que les recommandations de l’UNESCO ont fait leur chemin ? Ont-elles permis aux institutions scolaires de mettre en place des ateliers de philosophie pour les enfants ? Si c’est le cas, sous quelles formes anime-t-on ces ateliers de philosophie ? Et quelles sont les méthodes d’enseignement existantes ? Ce deuxième billet sur la philosophie pour les enfants répond à ces interrogations.
De la difficulté à enseigner la philosophie pour les enfants à l’école
A ce jour, dans les milieux scolaires, nous constatons que la philosophie pour les enfants est majoritairement enseignée dans les institutions scolaires privées. Ce type d’enseignement est donc totalement absent des cursus des institutions scolaires publiques. Quelles en sont les raisons ?
Tout d’abord, ce n’est ni le manque de méthodes disponibles qui empêche un remaniement du cursus scolaire, puisqu’il en existe un certain nombre qui font déjà leurs preuves dans certains milieux (dans les écoles privées, mais également au travers des associations de philosophie), ni le manque de formations disponibles, puisque celles-ci sont dispensées par diverses associations, telles que ProPhilo 1ou Seve 2, pour ne citer qu’elles. Il semble que les raisons soient avant tout politiques et administratives, dans le sens où il est souvent difficile de modifier voire de remettre en cause des systèmes pédagogiques institutionnels déjà en place et souvent dépendants des autorités politiques. Nous avons donc d’une part des institutions qui semblent quelque fois figées dans une sorte d’inertie, alors que d’autre part, nous faisons face à des enseignants(es) du degré primaire qui seraient prêts et ouverts à l’organisation d’ateliers de philosophie pour leurs élèves. Quant aux directions des écoles primaires, elles ne sont pas toujours du même avis que les enseignants(es) sur le fait d’enseigner la philosophie à leurs élèves. C’est une situation paradoxale à laquelle j’ai moi-même été confronté récemment dans une école publique en ville de Lausanne. J’avais en effet prévu d’organiser un atelier de philosophie dans une classe d’élève 4P (7 et 8 ans) sur plusieurs semaines, en accord avec une enseignante motivée, mais sa direction a finalement refusé l’organisation de cet atelier par crainte d’une « polémique des parents liée à la thématique abordée » (sur les inégalités sociales) 3. Bref, même s’il ne s’agit là que d’un seul exemple, cela nous montre les difficultés de remettre en question un plan d’étude et les craintes liées à l’enseignement de la philosophie au sein d’une école publique. Pourtant, comme je l’ai déjà soulevé, il existe aujourd’hui plusieurs méthodes d’enseignements reconnues et donc différents outils pédagogiques pour l’enseignement de la philosophie pour le degré primaire, outils qui pourraient être facilement intégrés à un programme scolaire. Toutefois, une certaine motivation de la part des directions de ces institutions scolaires à vouloir mettre en place de tels ateliers de philosophie est indispensable pour les intégrer dans le cursus actuel. Cela dit, il semble que les objectifs de la Chaire de l’UNESCO dédiée à la pratique de la philosophie avec les enfants ne sont pas toujours convaincants ni suffisants aux yeux de ces institutions. Ce n’est cependant pas le cas dans certaines écoles privées où la mise en place de ce type d’enseignement semble plus facile. Cela montre que, s’il y a un intérêt et donc une volonté d’enseigner la philosophie pour les enfants, l’intégration de cette discipline dans un programme scolaire est tout à fait possible.
Quoi qu’il en soit, si les thématiques abordées dans ces ateliers de philosophie risquent de créer une « polémique » auprès des parents (ce qui reste à prouver), faut-il considérer la philosophie comme une discipline dangereuse ? En effet, si l’enseignement de la philosophie permet avant tout de développer l’esprit critique chez l’enfant, serait-il plus apte à remettre en cause la société et, selon le système politique en place, à remettre en cause le pouvoir, c’est-à-dire les doctrines idéologiques prônées par les dirigeants ? Si Socrate a été condamné, c’est bien parce qu’on l’accusait de « pervertir la jeunesse » (Platon, Apologie de Socrate, 24b-c). Un despote dirait qu’il y a effectivement perversion, alors que l’UNESCO rappelle que développer un esprit critique, c’est d’abord « contribuer à lutter contre l’ignorance, le dogmatisme ou le fanatisme 4». Reste à savoir de quel côté nous nous plaçons ?
Dès lors, et pour présenter ce qui se fait aujourd’hui concrètement sur le terrain, j’aimerais vous faire découvrir brièvement trois méthodes d’enseignement de la philosophie pour les enfants. Tout d’abord, je propose d’examiner la méthode de Matthew Lipman, qui est actuellement la plus connue et la plus répandue dans les milieux scolaires privilégiés. Je poursuivrai avec les recherches actuelles d’Edwige Chirouter et sa méthode de travail dans le cadre de ses ateliers de philosophie pour les enfants. Puis je terminerai par la méthode interprétative et évaluativede François Galichet qui propose une alternative à ce qui se fait habituellement en classe. D’autres auteurs tels que Michel Sasseville 5, Oscar Brenifier 6et Frédérique Lenoir 7participent également très activement à promouvoir la philosophie pour les enfants. Je vous renvoie à leurs ouvrages pour des informations complémentaires.
La méthode de Matthew Lipman
Selon le rapport de l’UNESCO, « la théorisation de la philosophie pour enfants a commencé aux États Unis d’Amérique, à l’initiative notamment du Professeur Matthew Lipman au cours des années 1970. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives d’expérimentation et de production de matériels et de manuels pédagogiques existent dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Nord, que ce soit sous forme d’initiatives individuelles des professeurs intéressés, grâce à des actions engagées par des associations nationales et internationales, ou encore sous forme d’initiatives mises officiellement en place par l’État » 8.La méthode Lipman est aujourd’hui la plus utilisée dans les milieux scolaires. Elle consiste en la lecture de petites histoires par l’enseignant(e) aux élèves de sa classe. Ces histoires ont été créées spécialement pour l’enseignement de la philosophie par Lipman lui-même (il propose également des romans philosophiques 9). Comme exemple, pensons aux histoires de Kyo et Augustine, Elfie et Pixie 10(chaque histoire est adaptée à une tranche d’âge spécifique). Chacune de ces histoires est accompagnée d’un livre du maître qui permet à l’enseignant(e) de mener à bien cette démarche. Ainsi, tout ce matériel pédagogique lipmanien couvre le cursus scolaire allant de la maternelle au secondaire.
Quant au principe pédagogique de Lipman, il consiste à créer une « communauté de recherche » constituée par l’ensemble des élèves et l’enseignant(e), c’est-à-dire un groupe mutuel de confiance où chaque élève peut prendre la parole, partager son point de vue sans qu’il soit jugé par autrui (car chaque point de vue est intéressant). La démarche propose donc de se défaire du cours magistral ordinaire, c’est-à-dire de sortir l’élève de sa passivité où seul l’enseignant(e) transmet un savoir : chacun est capable de penser par soi-même, de participer à la discussion et de former des arguments. Notons que cette méthode repose « pédagogiquement sur les méthodes actives (Dewey), psychologiquement sur le développement de l’enfant (Piaget), philosophiquement sur les problématiques classiques du patrimoine réflexif occidental (la logique aristotélicienne, le cogito cartésien, etc.) 11». Les principaux avantages de cette méthode sont d’une part de « développer à l’école une culture de la question » et d’autre part de proposer tout un matériel pédagogique facilement utilisable et qui se concentre principalement sur un contenu anthropologique 12.
Quant aux inconvénients de cette méthode, mes lectures des histoires Kyo et Augustine et celle d’Elfie me donnent le sentiment qu’elles sont trop directives et qu’elles imposent en quelque sorte un cadre de pensée trop restrictif aux élèves. D’autre part, ces histoires sont imprégnées par la culture américaine, si bien qu’elles peuvent être interprétées de différentes façons selon l’espace culturel où elles sont enseignées (elles pourraient néanmoins être adaptées selon la culture). Cela dit, la démarche dépend également de l’enseignant(e) qui peut, à partir d’une histoire de Lipman, proposer une discussion qui sort du cadre prescrit et qui se veut donc plus ouverte : elle peut être une source d’inspiration non négligeable pour l’enseignant(e). Oscar Brenifier, qui a pu assister à des ateliers basés sur la méthode de Lipman, reste très critique à l’égard de cette méthode 13. Il prétend que « le texte initial n’est pas vraiment pris en considération. Il est conventionnellement nommé « stimulus », c’est-à-dire qu’il est considéré comme un quelconque outil initial servant uniquement à provoquer la discussion » 14. Si la méthode de Lipman s’autorise à faire l’économie du texte, O. Brenifier se demande pourquoi ne pas commencer directement la discussion à partir des propos des élèves ? Car s’extraire du texte, c’est également ne pas tenir compte des questions philosophiques qui se cachent derrière l’histoire proposée. Aussi, O. Brenifier critique le rôle des enseignants(es), notamment leur manière de ne pas « creuser une idée ou un concept particulier afin de pouvoir l’approfondir, et d’en saisir les limites 15». Ce point me semble important car il met en évidence le fait que la plupart des enseignants(es) n’ont pas une formation de philosophe, si bien qu’ils n’arrivent pas à s’engager « dans une confrontation et un travail philosophique » 16. Bref, cela n’empêche pas le succès de la méthode Lipman auprès des établissements scolaires. Rappelons que Lipman est un précurseur en la matière et qu’il a donc le mérite d’être le premier philosophe à avoir élaborer un outil pédagogique destiné à enseigner la philosophie dès l’enfance.
La méthode d’Edwige Chirouter et ses recherches
Edwige Chirouter souhaite démocratiser l’apprentissage de la pensée critique à tous les degrés scolaires, en proposant non pas de simples moments de philosophie déconnectés des autres disciplines enseignées, mais en créant les conditions de possibilité d’une « école philosophique ». Il s’agit de proposer « une réflexion méta épistémologique sur les disciplines enseignées » pour permettre aux élèves « de gagner en confiance et de mieux s’impliquer dans les activités scolaire » 17.
Ici, la philosophie n’est plus comprise comme une discipline à part entière : elle devient une activité transdisciplinaire proposant un ensemble d’outils, une manière de penser qui peut s’appliquer à toutes les autres disciplines du cursus scolaire. Il s’agit donc de ne plus proposer un atelier de philosophie séparé des autres disciplines, mais d’engager une réflexion philosophique (une réflexion méta) sur le sens des disciplines enseignées (mathématiques, histoire, art, etc.) Cette remise en question de l’enseignement serait, selon E. Chirouter, un moyen possible de « retrouver la curiosité et le désir pour le savoir 18» ou de « redonner la saveur du savoir » 19. On remarque qu’une telle méthode semble particulièrement en adéquation avec la curiosité naturelle d’un jeune enfant et sa propension à se poser des questions. Quoi qu’il en soit, « l’école philosophique » remet profondément en question l’enseignement tel qu’il est pensé et pratiqué aujourd’hui. Cette démarche propose un enseignement qui se détache du modèle standard où l’élève acquiert passivement le savoir de l’enseignant(e). En effet, par un engagement réflexif, l’élève participe plus activement à la remise en question du savoir, ce qui lui donne la possibilité d’interroger le sens des connaissances qu’il reçoit habituellement de l’enseignant(e).
Chirouter se démarque ainsi de ses homologues (tels que Lipman et M. Sasseville), dans le sens où l’acte du philosopher devient un outil pédagogique transdisciplinaire qui mobilise une approche réflexive pour chaque discipline enseignée. Ses recherches ont permis de mettre en place des ateliers de philosophie pour enfants où la philosophie s’insérait dans des branches comme la science, les mathématiques et l’art, par l’intermédiaire de questionnements philosophiques sur le sens de ces disciplines (comme exemple, les questions proposées étaient « qu’est-ce qu’une vérité scientifique ? » ou « qu’est-ce que la création artistique ? ») 20. Dans cette perspective, l’école deviendrait un véritable lieu de la pensée critique. Cela dit, ces ateliers transdisciplinaires de philosophie sont donnés uniquement dans le cadre d’un programme de recherche et à titre expérimental. La plupart du temps, E. Chirouter anime des ateliers « traditionnels » de philosophie pour les enfants, où la philosophie est une discipline en soi, toujours en partant d’une thématique philosophique telle que la justice ou la liberté, à partir d’un support littéraire (elle rejoint ainsi les pratiques courantes proposées par ses homologues et plus particulièrement celle de M. Tozzi). Nous sommes ici dans une démarche où l’on extrait une question philosophique à partir d’un mythe ou d’un conte (voir plus bas), sur laquelle on discute en mobilisant des outils tels que la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation (au même titre que Lipman).
La méthode interprétative et évaluative de François Galichet : une approche complémentaire ?
Cette façon de concevoir des ateliers de philosophie est remise en question par François Galichet 21. Selon lui, une telle pratique « tient à une conception restreinte, pour ne pas dire réduite, du philosopher » 22. Elle se base avant tout sur les trois objectifs proposés par M. Tozzi dans le cadre de sa démarche DVDP (Débat à visée démocratique et philosophique), à savoir « conceptualiser, problématiser, argumenter ». F. Galichet dit qu’il s’agit là d’une « conception logiciste et intellectualiste de la philosophie » 23, qui s’apparente à la démarche scientifique (élaboration d’un problème, hypothèses, démonstration et validation). En effet, transposée à la philosophie, cette démarche repose avant tout sur le débat qui consiste à produire des définitions (conceptualisation), des questions (problématisation) puis des argumentations de thèses (affirmation) 24. F. Galichet est conscient des bienfaits de cette démarche, mais pour lui, elle n’est pas suffisante. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est ouvrir cette conception « logiciste et intellectualiste », en pensant le philosopher non pas seulement en termes d’argumentation mais en termes d’interprétation 25. Plutôt que de se borner à « apprendre à raisonner, à conceptualiser et à développer son esprit critique […] il faut aussi s’exercer à interpréter les situations nouvelles qui sont quotidiennement vécues » 26. Ainsi, « interpréter, juger, évaluer sont des capacités qui doivent être développées tout autant que conceptualiser, problématiser et argumenter » 27. Pour cela, la méthode interprétative et évaluative que propose F. Galichet dans ses ateliers de philosophie repose sur un questionnement philosophique travaillant avant tout sur « toutes les facettes de la culture et non pas seulement [sur] les pensées strictement cataloguées comme philosophiques » 28. Concrètement, il ne s’agit plus de philosopher à partir d’une question, mais d’effectuer un travail d’interprétation « à partir et autour d’images (photolangage) ou d’œuvres littéraires, de textes libres philosophiques, de scénarisation de concepts, de « squiggle » philosophique, d’élaboration de cartes mentales, de travail sur les analogies, etc. » 29, mais aussi à partir d’œuvres de peintres de toutes les époques, de poésies, de chansons et de textes religieux 30. Tous ces supports permettent de mobiliser une démarche interprétative et évaluative du philosopher, c’est-à-dire de privilégier, à partir d’un donné tel qu’un tableau, le critère de la polysémie (plusieurs signifiés) à celui de l’univocité (dégager la signification de l’exemple, à savoir le concept qu’il exemplifie) 31. Cela conduit les élèves à proposer des « interprétations diverses, ambiguës, flottantes et cependant liées, comme autant d’éléments qu’il s’agira de penser ensemble à partir de leur pluralité même » 32. F. Galichet cite d’ailleurs Levinas, qui définit le philosopher comme « présence auprès des choses, dans leur vrai statut, en éclairant précisément ce statut, le sens de leur objectivité, de leur être, ne répondant pas seulement à la question de savoir « qu’est-ce ? », mais à la question « comment est ce qui est, que signifie qu’il est 33 ? » Toutefois, cette conception herméneutique du philosopher que défend F. Galichet doit être comprise comme une démarche complémentaire à celle qu’il nomme argumentative. En effet, il s’agit de combiner les deux démarches à partir de thématiques diverses.
Dans le cadre de ses ateliers de philosophie, F. Galichet propose donc d’ouvrir la discussion philosophique à l’interprétation, en travaillant principalement à partir de supports artistiques (œuvres d’arts, littérature, musique). On retrouve ici l’idée de Gilles Deleuze, qui philosophait à partir d’œuvres littéraires (Proust ou Kafka). Quant à cette conception herméneutique du philosopher, elle est destinée à tous les âges, elle n’est donc pas uniquement réservée aux enfants. En effet, dans son livre, F. Galichet propose des « fiches pédagogiques » qui permettent de guider l’animateur dans l’animation de ses ateliers de philosophie, en fonction du degré scolaire (la méthode s’adapte aux différentes tranches d’âges), combinant ainsi la méthode interprétative et argumentative du philosopher. Cela dit, et pour revenir au travail de E. Chirouter, nous pouvons nous demander si ses ateliers de philosophie pour les enfants ne mobilisent pas également la méthode interprétative et évaluative proposée par F. Galichet ?
Animer un atelier de philosophie à partir d’un mythe platonicien
Lors de l’animation de ses ateliers de philosophie « traditionnels » pour les enfants 34, la méthode d’E. Chirouter consiste à lire des extraits de la littérature de jeunesse contemporaine écrite par des auteurs tels que Claude Ponti, Grégoire Solotareff et Tomi Ungerer, ou encore les albums « philosophiques » de la collection « Éveil et découvertes » 35. Les ateliers qu’elle propose à ses élèves durent généralement un mois, sur un thème donné. Cela lui laisse suffisamment de temps pour bien développer et bien approfondir le thème philosophique avec ses élèves. Concrètement, E. Chirouter commence toujours ses ateliers avec une adaptation du mythe platonicien (de la collection « Éveil et découvertes ») – le mythe de l’anneau de Gygès (La République, Livre II, 359b-360b).
Ce mythe est intéressant dans le sens où il permet aux enfants de faire l’expérience de pensée d’être invisible quand ils le souhaitent. Comme le mentionne E. Chirouter, les motivations des enfants à devenir invisible sont souvent les mêmes : être invisible pour un enfant, c’est d’abord pouvoir désobéir à ses parents ou alors voler des biens ! Ce type d’expérience de pensée permet donc de mobiliser des notions philosophiques comme le fait de transgresser les lois, celle de l’injustice des lois (les lois ne sont pas toujours justes), celle de la conscience morale (j’ai une conscience morale qui m’interdit de transgresser), ou celle de l’existence de Dieu (Dieu nous voit et nous jugent même si nous sommes invisibles), etc. Ainsi, s’appuyer sur la littérature de jeunesse a comme avantage de proposer un outil de problématisation : les enfants vont donc apprendre à problématiser mais également à argumenter et à conceptualiser. Elle permet également à l’animateur de s’appuyer sur la littérature pour rendre la réflexion plus rigoureuse. Comme le souligne E. Chirouter, la littérature de jeunesse abordedes questions délicates sans moralisme. Elle est donc un tremplin, un support, une médiation pour l’apprentissage rigoureux de la philosophie. Ainsi, la littérature permet, d’une part, de nous aider à réfléchir et d’avoir un regard qui nous éclaire sur nous-mêmes et sur le monde dans lequel on vit, et d’autre part, elle estune ouverture sur tous les possibles : elle est donc d’une grande richesse pour la philosophie, parce qu’elle fait appel à la fiction, qui a pour fonction de donner du sens à notre expérience du monde. En effet, le pouvoir de l’imaginaire consiste à nous permettre de vivre ce que le réel ne nous permet pas. La fiction a cette fonction d’éclairer le réel, et selon E. Chirouter, les enfants le comprennent instinctivement.
Faire appel à l’imaginaire a donc toute son importance, puisqu’il permet aux élèves de faire des expériences de pensée « extraordinaires » qui, elles, mobilisent des questionnements philosophiques auxquelles ils doivent répondre. Ainsi, travailler à partir d’un mythe permet de mobiliser d’une part la méthode argumentative (problématiser, argumenter, conceptualiser) puis d’autre part l’imaginaire et l’expérience de pensée. Toutefois, n’est-elle pas également en train de mobiliser la méthode interprétative et évaluative dont nous parle F. Galichet ? En effet, est-ce que l’enfant qui écoute le mythe de l’anneau de Gygès n’est-il pas, à sa manière, en train d’interpréter et d’évaluer cette histoire ? Chaque enfant peut effectivement proposer dans la discussion sa propre interprétation du mythe, ce qui permet d’apporter, selon les mots de F. Galichet, « autant d’éléments qu’il s’agira de penser ensemble à partir de leur pluralité 36». Le travail de l’animateur devrait donc tenir compte de ces multiples interprétations et évaluations comme outils de réflexion, sans se borner à vouloir absolument produire une problématique ou une conceptualisation de la chose. Reste à savoir si l’on souhaite privilégier l’interprétation et l’évaluation de l’argumentation dans la manière d’animer un atelier de philosophie. Cela nous renvoie à la définition de la philosophie. Qu’est-ce que philosopher ? S’agit-il d’arriver à une définition claire de la notion abordée, en faisant appel à la méthode discursive ? Ou peut-on voir cet acte comme une possibilité « d’égarement » de la réflexion à une pluralité de sens de cette même notion, sans faire appel à une méthode discursive ? Si F. Galichet semble préférer la démarche interprétative et évaluative, E. Chirouter semble plutôt privilégier la démarche argumentative du philosopher.
Suite à cette brève présentation de ces méthodes d’enseignement de la philosophie pour les enfants, je vous propose, dans le prochain et dernier billet, de revenir sur l’animation d’un atelier que j’ai mené, à l’aide deux autres étudiants, dans une classe d’élève de 4P et cela dans le cadre de notre séminaire de Master en philosophie à l’Université de Lausanne. Il s’agira cette fois-ci de discuter de ma propre expérience sur le terrain et de conclure cette série de billets consacrée à la philosophie pour les enfants.
↑1Rappelons que ProPhilo est une association Suisse qui donne également des formations d’animation d’atelier de philosophie pour les enfants : https://prophilo.ch
↑2Frédérique Lenoir est président de l’association SEVE (Savoir être et vivre ensemble). Celle-ci promeut l’enseignement de la philosophie aux enfants en organisant des ateliers mais elle organise également une formation d’animateur. Pour plus d’informations, se référer au site internet de l’association à l’adresse suivante : https://asso.seve.org
↑3La demande a été reléguée à l’unité PSPS du canton de Vaud (unité de promotion de la santé et prévention en milieu scolaire) qui elle donne ou pas son accord. A ce jour, je n’ai toujours pas reçu de réponse.
↑4UNESCO, « L’enseignement de la Philosophie en Europe et en Amérique du Nord »,op. cit., p. 8.
↑5Michel Sasseville est profondément inspiré par la méthode de Lipman. Il a notamment publié plusieurs articles et ouvrages sur le thème de l’apprentissage de la philosophie pour les enfants dont celui-ci : Sasseville, Michel (dir.), La pratique de la philosophie avec les enfants, 3e éd. Coll. Dialoguer. Québec : Presses de l’Université Laval, 2007. Pour consulter sa bibliographie en ligne :
https://www.fp.ulaval.ca/notre-faculte/personnel/professeurs/michel-sasseville/
↑6Oscar Brenifer est philosophe et dirige l’Institut de pratique philosophique à Paris (http://www.pratiques-philosophiques.fr). Il propose également une méthode d’enseignement de la philosophie pour les enfants. Il a également participé à l’élaboration du rapport de l’UNESCO de 2011. Il a publié un nombre important d’ouvrages et donc de matériels pédagogiques pour l’enseignement de la philosophie et cela pour toutes les catégories d’âges.
↑7Frédérique Lenoir a publié récemment un livre sur la philosophie pour les enfants : Lenoir, Frédérique. Philosopher et méditer avec les enfants, Paris, Albin Michel, 2016. Il a également produit un documentaire sur le sujet : « Le cercle des petits philosophes », de F. Lenoir, 2019. DVD.
↑8UNESCO, « L’enseignement de la Philosophie en Europe et en Amérique du Nord »,op. cit., p. 15.
↑9Voir, par exemple : Lipman, M., La découverte d’Harry Stottlemeier, trad. fr., Paris, Vrin 1978.
↑10Lipman, Matthew. Pixie : recherche de sens. Bruxelles, Peter Lang, 2018. Lipman, Matthew. Kio et Augustine. Moncton, Édition d’Acadie, 1988. Lipman, Matthew. Elfie.
↑11UNESCO, « L’enseignement de la Philosophie en Europe et en Amérique du Nord »,op. cit., p. 20.
↑12Ibid., p. 20.
↑13Dans son livre La Pratique De La Philosophie à L’école Primaire, Brenifier consacre un chapitre entier à la critique de la méthode de Lipman. Pour une lecture approfondie de ce chapitre : Brenifier, Oscar. La Pratique De La Philosophie à L’école Primaire. Toulouse: SEDRAP, 2007, pp. 226-252.
↑14Brenifier, Oscar, op. cit., p. 229.
↑15Ibid., p. 234.
↑16Ibid., p. 248.
↑17Chirouter, Edwige. « De la philosophie à l’école à une école philosophique. Redonner de la saveur aux savoirs pour lutter contre les inégalités scolaires », Éducation et socialisation [En ligne], 53 | 2019, mis en ligne le 30 septembre 2019, consulté le 06 novembre 2019, p. 9.
↑18Ibid., p. 2.
↑19Ibid., p. 3.
↑20Ibid., p. 8.
↑21François Galichet a été professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg. Il a publié plusieurs ouvrages sur la philosophie pour enfant et animé de nombreuses formations d’enseignant sur ce sujet. Galichet, François. Philosopher à Tout Âge : Approche Interprétative Du Philosopher. Vrin, 2019.
↑22Ibid., p. 12.
↑23Ibid., p. 12.
↑24Ibid., p. 23.
↑25Ibid., p. 22.
↑26Ibid., p. 14.
↑27Ibid., p. 14.
↑28Ibid., p. 14.
↑29Ibid., p. 24. Le squiggle est une pratique thérapeutique qui consiste « à entamer avec un enfant un dialogue essentiellement graphique ». Pour plus détails, se référer à la note 1 de la page 24.
↑30Ibid., p. 15.
↑31Ibid., p. 27.
↑32Ibid., p. 27.
↑33Ibid., p. 21. Citation de Levinas : Levinas, Emmanuel, Ethique et infini, Paris, Le livre de Poche, 1982, p. 21.
↑34Les propos qui suivent sont tous tirés d’une conférence d’Edwige Chirouter dans le cadre d’un colloque « Les lumières de la fiction, Littérature (de jeunesse) et philosophie (avec les enfants), organisé en juin 2017 par Nathalie Prince (Professeure de Littérature générale et comparée à l’Université du Maine en France). Mrasilevici, Christian, 2017. Edwige Chirouter : Philosopher à partir des albums de jeunesse. Youtube [en ligne]. 4 juillet 2017. [Consulté le 14 novembre 2019]. Disponible à l’adresse : https://youtu.be/BQYNaDKPDNU
↑35Je peux cités deux de ces albums : Vallée, Catherine., L’anneau de Gygès. Le bien ? Le mal ? Le pouvoir ?. Éveil et découvertes, 2013. Jay, Bruno., La caverne de Platon, La vérité ? L’illusion ? L’opinion ?. Éveil et découvertes, 2012.
↑36Galichet, François, op. cit., p. 27.
Crédits: « St-Martin-Lestra (Loire) », par Cletus Awreetus, Licence CC BY-NC 2.0 ; Fontaine de l’ours, par AD 04, Licence CC BY.