Philosophie

L’anthropologie de Clifford Geertz : une approche herméneutique de la culture

Introduction

Photo de Claude Lévi-StraussL’anthropologie sociale, ou ethnologie, est une discipline des sciences humaines et sociales qui étudie l’homme en société. En d’autres termes, elle étudie les rapports sociaux propres à chaque groupe humain ou à chaque situation, s’intéressant dans le même mouvement à la grande variabilité des formes de vie sociale. Plusieurs courants de pensée ont existé à l’intérieur même de cette discipline qui quelques fois sont entrés en concurrence entre-eux dans la manière d’appréhender les faits anthropologiques. Ces différents courants de pensée de l’anthropologie ont abouti à l’émergence de diverses conceptions théoriques et méthodologiques qui tentaient de redéfinir la nature du savoir de cette discipline. Comme le précise l’anthropologue Dan Sperber 1, le savoir de l’anthropologie repose sur trois conceptions : la première conception, celle défendue par l’anthropologue A. R. Radcliffe-Brown (1881-1955), est de dire que « l’anthropologie est – ou devrait être – une science naturelle de la société et de la culture qui, comme toute autre science, met en œuvre des observations, des descriptions et des explications de faits 2 » ; la seconde conception, celle défendue par l’anthropologue E. E. Evans-Pritchard (1902-1973), est à l’opposé de celle de Radcliffe-Brown puisque « l’anthropologie étudie les sociétés non comme des systèmes naturels, mais comme des systèmes moraux […], elle s’intéresse aux représentations sous-jacentes [design] plutôt qu’au processus, […] elle cherche donc des agencements [patterns] et non des lois scientifiques et elle interprète plutôt qu’elle n’explique 3 ». Quant à la troisième conception, celle défendue par Clifford Geertz (1926-2006), elle consiste à soutenir « que la bonne façon, voir la seule, de décrire et d’expliquer les phénomènes culturels consiste précisément à les interpréter 4 ». Ces trois conceptions du savoir anthropologique interrogent leur statut épistémologique, c’est-à-dire la manière dont l’anthropologie acquiert des connaissances à partir de son objet d’étude mais également quant à la valeur objective des théories qu’elle peut produire à partir de ce même objet. En d’autres termes, est-ce que l’anthropologie doit aboutir à des généralisations scientifiquement respectables, c’est-à-dire à procéder à des descriptions et des explications semblables à celle des sciences naturelles ? Ou au contraire, doit-elle être une discipline faisant appel à un traitement essentiellement interprétatif des phénomènes qu’elle observe ? Ou alors doit-elle être une discipline où la démarche interprétative et la démarche descriptive se rejoignent pour n’en faire qu’une 5 ? Cette dernière réflexion ajoute une difficulté supplémentaire qui est propre à l’anthropologie, à savoir que cette discipline recouvre deux disciplines tout à fait différentes qui sont d’un côté l’ethnographie interprétative et d’un autre côté l’anthropologie scientifique. Dès lors, qui fait quoi et comment le fait-il ? Si d’une part l’ethnographie est une discipline qui se rattache principalement à un travail de terrain, et que celle-ci ne peut que traiter les faits culturels en les interprétants (par le biais d’informateurs sur place) et si d’autre part l’anthropologie consiste à produire des théories et à expliquer des phénomènes culturels à partir des données ethnographiques, ne sont-elles pas pour autant deux approches compatibles voire complémentaires ? D’autre part, est-ce qu’une anthropologie objectiviste échappe totalement à l’interprétation ? Car n’est-elle pas également en train d’interpréter à son tour – et à un deuxième niveau – les données relevées par l’ethnographie ? Jusqu’à qu’elle point, l’anthropologue comme l’ethnologue n’interprètent-ils pas les phénomènes culturels ? Car face à l’altérité, que faire de plus si ce n’est que d’interpréter des faits culturels ? Quant à une anthropologie qui est pratiquée comme une science sociale objective et rigoureuse qui tend à la totalisation et au savoir universel – comme c’est le cas du structuralisme de Lévi-Strauss (1908-2009) – ou comme le dirait Geertz une sorte « d’analyse universalisante qui, dissolvant l’immédiateté, dissous l’étrangeté 6 », n’est-elle pas en train de produire des théories qui s’éloignent de la réalité sociale ? Car entre un savoir global et un savoir local, lequel répondrait le mieux à la connaissance d’une culture ?

Les divergences des divers courants 7 de pensée qui ont traversé la discipline de l’anthropologie et qui ont abouti à d’innombrables débats sont essentiellement dû à la remise en question de sa valeur épistémologique. Dans l’analyse que nous proposons, nous ne traiterons pas de la pluralité de ces traditions car cela dépasserait le format de ces pages. Ce qui nous intéresse plus précisément, c’est de comprendre comment l’anthropologie interprétative – celle défendue par Geertz – peut produire un discours valide et intelligible d’un fait culturel sachant que l’herméneutique à généralement une connotation peut scientifique. Autrement dit, comment l’ethnologue, plonger dans une expérience immersive au sein d’une culture totalement étrangère, peut-il décrire au mieux le sens de l’action sociale, c’est-à-dire de décrire « à partir du point de vue de l’indigène 8 » les faits qu’il observe, afin de produire un discours qui se rapproche le plus de la réalité et donc du vécu du groupe social étudié ? Cela nous ramène à notre interrogation de départ, à savoir comment une discipline telle que l’anthropologie culturaliste proposée par Geertz peut-elle défendre une valeur épistémologique de l’interprétation ?

Pour cela, nous allons tout d’abord introduire la notion de culture proposée par Geertz. Cela nous semble nécessaire pour comprendre les raisons qui poussent l’anthropologue culturalise à défendre une anthropologie interprétative. Il semble que nous ne pouvons pas dissocier une certaine conception de l’anthropologie avec une certaine définition de la culture, l’une étant forcément liée à l’autre. Nous verrons en effet que sa définition sémiotique de la culture coïncide avec sa manière d’appréhender les phénomènes culturels, c’est-à-dire à littéralement les interpréter plutôt que de vouloir absolument les expliquer 9. Car si « la culture est un flux incessant de symboles issus de l’imaginaire et révélés par l’intersubjectivité 10 », que pouvons-nous faire de mieux que d’interpréter cette pluralité de sens et comment pouvons-nous le faire (à partir de quelle méthode) ? A partir de là, et cela répondra en partie à notre interrogation précédente, nous présenterons la notion gertzienne de la « description dense » qui semble, aux yeux de l’anthropologue, répondre à la meilleure façon d’interpréter un phénomène culturel dans le cadre d’une anthropologie dite herméneutique. Toutefois, cela soulève la question suivante : est-ce que la notion de description dense a cette capacité à saisir l’action sociale au plus proche de sa réalité étant donné qu’elle repose avant tout sur des interprétations ? C’est le statut épistémologique de l’approche gertzienne qui est ici interrogé. Nous tenterons d’y répondre en proposant de nous arrêter sur le travail de Sperber qui prolonge en quelques sortes et de manière plus concise et dirons-nous moins polémique la question de l’interprétation en anthropologie. Nous verrons que l’auteur démontre d’une part l’impossibilité de produire des descriptions au sens stricte du terme et d’autre part la manière dont une interprétation doit être construite pour qu’elle puisse répondre aux exigences d’une anthropologie scientifique.

1. Une conception sémiotique de la culture

Un bon nombre d’anthropologues ont tentés de donner une définition générale de la culture sans pour autant que ces tentatives satisfassent Geertz. Influencer par le sociologue Max Weber (1864-1920), Geertz nous propose sa propre conception de la culture tirée de son fameux article « La description dense » 11 :

« Le concept de culture auquel j’adhère […] est essentiellement sémiotique. Croyant comme Max Weber, que l’homme est un animal pris dans les réseaux de signifiance qu’il a lui-même tissés, je considère la culture assimilable à une toile d’araignée, et par suite son analyse comme relevant non d’une science expérimentale en quête de loi mais d’une science interprétative en quête de sens 12 ».

« Le concept de culture est sémiotique » nous dit Geertz. Ainsi, la culture est vue comme un réseau de significations, c’est-à-dire comme un « ensemble de symboles, de signes, d’institutions et de rites qu’il s’agit d’interpréter pour en comprendre le sens qu’ils véhiculent 13 ». Plus précisément, « la culture est l’ensemble des comportements et des discours, incluant les manières de vivre, de sentir et d’agir etc., s’exprimant à travers la religion, l’idéologie, le sens commun, l’art, la poésie, le folklore, la technologie, la science etc.  14». Ainsi, dire que la culture est l’ensemble des discours et des comportements présuppose que son origine surgit de l’imaginaire du sujet : elle est avant tout exprimée par des comportements « dont le langage est un ensemble de signes et de symboles fournissant un sens aux individus qui ont besoin de se sentir en conformité avec la nature 15 ». Comme l’homme est embarrassé ou craint de ne pas pouvoir expliquer son environnement et ses expériences, il s’efforce à créer diverses expressions de la culture comme la religion, l’art, l’idéologie, le sens commun etc. pour y remédier. Tous ces sous-systèmes (art, religion, littérature, sens commun, technologie etc.) s’imbriquent entre-eux pour former une totalité, en somme la culture. Cet ensemble symbolique qui constitue la culture repose également sur un fondement ontologique puisque l’être humain est considéré comme un être particulier culturel – c’est-à-dire comme un « artefact culturel » au même titre que la cathédrale de Chartres – issu d’une culture spécifique 16. Geertz considère ainsi que l’être humain est un être incomplet qui s’achève à travers la culture si bien que la culture sert de substitut à la vie. « Être humain signifie être doté de culture 17 ».

L’homme vit donc dans un monde culturel qui a lui-même construit. « L’action de l’homme ne peut être comprise que si elle est rapportée à ce système culturel se donnant à voir publiquement à travers les symboles, les signes et les pratiques individuelles et collectives 18 ». A sa dimension symbolique, la culture est également publique : comprendre l’action sociale, c’est donc tenter d’interpréter la pluralité de significations produite par les indigènes (comportement et langage). Car pour Geertz, la culture n’est pas un ensemble de comportements et de codes inventés par les ancêtres et apprise et acquise par leurs descendants. La culture a pour origine l’esprit humain si bien que c’est à partir de la subjectivité du sujet et particulièrement à partir de ce qu’il dit et de ce qu’il fait que l’anthropologue pourra interpréter l’action sociale. La subjectivité qui pour un scientiste serait un facteur qui empêcherait l’individu d’être rationnel dans sa vie et son comportement prend ici toute sa valeur 19 ! En somme, la subjectivité devient nécessaire à la compréhension de l’action sociale. Une culture est donc « un ensemble de flux de symboles qui ont un sens pour ceux qui les émettent et ceux qui les reçoivent 20 ». Mais comment comprendre ce flux de signifiants ? Car si l’objet de recherche consiste « à observer des individus communiquer par des signes et des symboles qui expliquent leurs comportements 21 » alors toute la difficulté du travail de l’ethnologue réside dans le décodage de ses pluralités de significations qui la plupart du temps lui sont étrangères. Comme le souligne Geertz, ce que l’ethnologue recherche avant tout, c’est d’expliquer « l’interprétation des expressions sociales dans leur apparence énigmatique 22 » qui elles sont difficiles à comprendre. Le sujet comme le langage – qui lui doit être compris comme « un ensemble de signes fournissant un sens aux protagonistes de l’action sociale » – ont donc une place centrale dans la compréhension d’un phénomène culturel.

La conception gertzienne de la culture est donc en rupture avec une conception positiviste de la culture qui elle la considère « comme un élément qui s’ajoute à la vie sociale du groupe< 23 ». C’est notamment le cas de l’anthropologie culturelle – celle défendue entre autres par Franz Boas (1858-1942) – qui repose sur une approche positiviste de la culture, c’est-à-dire une culture saisie à travers sa matérialité et ses manifestations empiriques comme la poterie, l’habitat, la danse, les vêtements, les contes etc. Nous avons donc une anthropologie qui considère la culture comme une réalité englobante qui est censée expliquer les comportements des individus 24. Chez Geertz, la culture est l’ensemble des comportements et des discours incluant les manières de vivre, d’agir et de sentir, elle est avant tout liée à l’imaginaire des individus qui « structure la perception de la nature 25 ». Elle n’est donc pas un objet de recherche à part entière qui existerait par lui-même et que l’on pourrait étudier du dehors. En effet, ignorer la subjectivité de l’individu et la dissoudre dans des structures, ce serait une façon de manquer dans sa recherche la pluralité de significations produites par le langage qui elles construisent l’action sociale, c’est-à-dire une manière de s’écarter de la réalité sociale observée en produisant des théories qui s’éloignent de cette même réalité. Si Geertz reproche aux approches positivistes d’utiliser des catégories tels que la Société ou la Culture comme objet de recherche en anthropologie, c’est parce qu’à ses yeux, la conception de cette dernière « repose sur la singularité de faits observables émanant d’individus producteurs de symboles 26 ».

La culture de Geertz n’est donc pas considérée comme quelque chose d’insaisissable et inconsistante. Selon Gordana Gorunović, Geertz donne à la notion de culture « un centre relativement ferme et un degré d’objectivité qu’elle ne possédait pas auparavant 27 ». « La culture, œuvre collective issue de l’imaginaire, dépasse l’horizon individuel en devenant une réalité objective perçue comme le prolongement de la nature 28 ». Une telle conception de la culture donne « toute son importance du sujet dans sa fonction (inconsciente) de producteur de sens 29 ». Toutefois, si Geertz s’éloigne d’une conception positiviste de la culture, il semble se rapprocher de celle proposée par le structuralisme de Lévi-Strauss :

« Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et, plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux, et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres 30 ».

On remarque ici un rapprochement de la notion symbolique de la culture chez les deux auteurs : les sous-systèmes tels que l’art, la religion, la science etc. forment à eux-seuls un système, c’est-à-dire une culture composée d’un ensemble de formes symboliques issus de ces sous-systèmes. Cette similarité n’enlève pas le fait que la théorie de la culture de Lévi-Strauss diffère de celle de Geertz puisqu’elle repose avant tout sur des structures symboliques inconscientes (l’origine matérielle du symbolisme est située du côté du cerveau) que l’on peut retrouver dans toutes civilisations (derrière la variété des cultures, il existe une unité psychique de l’humanité). Autrement dit, la différence entre les deux auteurs repose sur le fait que Lévi-Strauss cherche à produire une théorie générale en mettant l’accent sur l’aspect arbitraire et cognitif de la signification en s’éloignant des actions et des intentions du sujet alors que Geertz tente d’interpréter la pluralité des significations exprimée par le sujet sans toutefois chercher à généraliser cette connaissance locale en une connaissance globale et donc universelle (Geertz se concentre davantage sur les particularités d’une culture que sur les invariants structurels des mythes ou des règles de la vie sociale). Ainsi, l’approche des deux auteurs se distingue plus dans la manière de lire l’ensemble des symboles que dans la conception de la culture. L’approche culturaliste s’oppose au structuralisme de Lévi-Strauss dans le sens où le point de vue des acteurs fait partie intégrante de la compréhension de l’action sociale. Geertz nous dit bien que l’on doit « prêter attention au comportement, et cela avec une certaine précision, parce que c’est à travers le flux du comportement – ou, plus précisément, de l’action sociale – que les formes culturelles s’articulent 31 ». Alors que pour Lévi-Strauss, l’étude se situe ailleurs : « pour comprendre convenablement un fait social, il faut l’appréhender totalement, c’est-à-dire du dehors comme une chose 32 » en s’écartant de la dimension subjective tout en proposant des théories abstraites et générales des cultures.

Quoi qu’il en soit, si l’anthropologie est interprétative comme le soutient Geertz, reste à savoir comment l’ethnologue va procéder pour interpréter cette pluralité de significations ? Car le problème majeur de l’ethnologue est celui de décrire au mieux ce qui a été fait et ce qui a été dit (ou rapporté par les informateurs) tout en s’extrayant de ses présupposés culturels. En effet, comment comprendre une culture qui m’est étrangère si je ne parviens pas à m’extraire de mes présupposés culturels ? Une culture étrangère ne partage pas forcément les mêmes catégories conceptuelles et philosophiques de ma pensée occidentale si bien que ma compréhension de l’autre devient une difficulté propre à l’exercice herméneutique. Dès lors, est-ce le concept de description dense proposé par Geertz répond à ces difficultés ?

2. Une anthropologie interprétative

Comme nous l’avons vu, Geertz se méfie de l’abstraction qui a comme désavantage de se détacher du réel : il est donc réticent aux théories qui expliquent l’action sociale comme le ferait le marxisme ou le structuralisme 33 (c’est-à-dire de saisir la réalité sociale à travers un système plutôt que par sa perception immédiate). C’est entre autres la raison pour laquelle Geertz critique les conceptions objectivistes et positivismes de l’anthropologie parce que leurs approches sont « insuffisantes pour analyser la richesse de la vie sociale alimentée par l’imaginaire d’où est issue une intersubjectivité qui se cristallise dans le symbole qui fait sens pour les acteurs 34 ». C’est donc en privilégiant l’observation des singularités en les interprétant « du point de vue de l’indigène » que Geertz réintègre le sujet parlant et pensant dans l’analyse sociale. Par ailleurs, ces deux approches épistémologiques, à savoir objectiviste et subjectiviste, soulève une difficulté d’analyse propre à la distance qui sépare l’anthropologue de son objet d’étude, celle de sa capacité d’abstraction (l’éloignement) et celle de sa capacité d’immersion (la proximité). En effet, en étant trop éloigné, l’ethnologue risque d’exprimer ses propres préjugés sous forme d’un discours académique alors qu’un étant trop proche de son objet, il risque de reproduire le discours des autochtones sur eux-mêmes. Néanmoins, et selon Geertz, rassembler ces deux approches, celles d’êtres proches et éloignées de l’expérience, n’annule pas pour autant la richesse de l’observation empirique ni ne permet de nous couper de l’apport de l’abstraction théorique. Geertz ne rejette donc pas totalement l’abstraction théorique car selon lui l’anthropologie combine l’élaboration de concepts analytiques à l’observation empirique. Il ne faut cependant pas que les théories abstraites et générales s’éloignent trop de la réalité à étudier comme c’est le cas par exemple pour le structuralisme de Lévi-Strauss. Car « un excès de théorie peut étouffer l’objet de recherche ». C’est la raison pour laquelle Geertz se méfie du « savoir global » 35.

Pour dépasser cette difficulté épistémologique, Geertz privilégie une anthropologie herméneutique combinée à une description dense. L’approche herméneutique est donc la suivante : en postulant que « la richesse symbolique de la vie sociale ne peut être restituée que par l’observation ou par l’analyse des faits sociaux 36 », seule l’interprétation permet de comprendre son sens et sa signification. Il ne s’agit pas ici de vouloir expliquer une pluralité de sens mais simplement de les interpréter. C’est ce qu’une description dense apporte à une anthropologie interprétative.

2.1. La description dense

« La culture est un flux incessant de symboles issus de l’imaginaire et révélés par l’intersubjectivité 37 ». Interprété le statut ontologique de la culture compris comme un réseau de sens nécessite de passer par la méthodologie de la description dense qui permet de situer l’action sociale dans son contexte historique et culturel à travers la signification que « donnent les individus – consciences et êtres subjectifs – à leurs actes 38 ». « L’enquête ethnographique ne doit pas se contenter de recueillir les gestes et paroles des autochtones observés, mais aller plus loin pour entreprendre une description dense qui révèle les différents niveaux de significations de l’action sociale 39 ». Il s’agit donc pour l’observateur d’interpréter les symboles émanant des manifestations extérieures des comportements individuels et collectifs des autochtones (et non de les expliquer) afin de comprendre le sens qu’ils ont pour eux tout en restituant le contexte historique et culturel de l’action sociale observée. Une telle description est une description dense du moment que l’événement est décrit dans sa densité (en prenant en compte tous ces éléments contextuels). Une description dense s’oppose donc à une description « mince », c’est-à-dire une description positiviste « qui relève avec foule détails toutes les manifestations extérieures de la vie sociale mais qui passe à côté de l’essentiel, c’est-à-dire le système de signification et de sens qui ordonne ces manifestations extérieures de la vie sociale 40 ». Pour distinguer une description dense d’une description mince, Geertz fait appel aux travaux de Gilbert Ryle (1900-1976), philosophe du langage.

2.1.1. Ryle et son concept de description dense

Geertz reprend l’exemple de la contraction de paupières et du clin d’œil proposé par Ryle. Imaginons le cas de deux enfants face à face : le premier enfant se met à cligner de l’œil de manière involontaire (par une sorte de tic nerveux). Voyant cette contraction de paupières, le deuxième enfant cligne de l’œil volontairement pour lui répondre. En observant de l’extérieur ces contractions de paupières, on comprend qu’il y a au moins deux manières de les décrire. La première serait de faire une description mince de ce mouvement, ce qui revient à ne pas faire la différence entre une contraction de paupières et un clin d’œil : on peut dire que la paupière se contracte sans dire que c’est un mouvement volontaire ou involontaire si bien que la description est si « mince » qu’elle ne permet pas de dire qui des deux enfants fait un tic nerveux ou émet un signal 41. La seconde manière de décrire la contraction de paupières est de ne pas s’arrêter à la description du phénomène visuel. En effet, pour la personne qui contracte volontairement sa paupière, c’est-à-dire qui fait un clin d’œil, celle-ci fait volontairement un signe qu’elle adresse à son interlocuteur pour l’informer de quelque chose (un clin d’œil implique l’existence d’un code ou d’une convention pour que la contraction soit identifiée comme un signe : la personne qui fait un clin d’œil communique, de façon délibérée, en direction de quelqu’un 42). Un clin d’œil serait un clignement enrichi d’un sens à interpréter 43. Une telle description est une description dense : elle combine toutes ces informations dans sa propre description. En d’autres termes, si l’on ajoute au « fait brut » (à la contraction de paupières) des éléments contextuels, il s’agit d’une description dense alors que si l’on décrit ce mouvement en dehors de toutes informations contextuelles, il s’agit d’une description mince. Chez Ryle, la description dense implique forcément la description mince.

On aurait tendance à penser que la description dense telle qu’elle est présentée par Ryle est suffisante mais Geertz va adapter ce concept à son anthropologie. En effet, il précise que c’est entre une description mince et une description dense de ce que fait l’acteur que « réside l’objet de l’anthropologie 44 », c’est-à-dire que c’est entre ces deux types de description que réside « une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes ». Geertz modifie le concept de la description dense de Ryle : la description dense geertzienne consiste en une mise à jour d’une pluralité de couches de significations sans passerpar l’observation « behavioriste » (celle de la donnée brute), alors que c’est un préalable pour Ryle 45. Bref, cela supposerait que la description dense geertzienne s’abstrairait de l’observation de la donnée brute : ce qui compte est de comprendre uniquement les variantes signifiantes d’une contraction de paupières (clin d’œil, parodie etc.). La description de la contraction de paupières en tant que telle semble accessoire, voire inutile. Geertz n’est plus ici dans une approche descriptive 46 qui tient compte de la donnée brute mais dans une interprétation des actions humaines qui elles résident dans le conflit d’interprétations (chaque acteur a son propre schème d’interprétation) 47. Il convient donc de distinguer le phénomène visuellement observable de ce qu’il signifie pour les acteurs eux-mêmes. « Il ne s’agit pas simplement de voir mais de comprendre ce que l’on voit en fonction du contexte donné, in situ, sur le terrain 48 ».

Dès lors, on comprend que la description dense d’une action consiste à démêler des schèmes d’interprétations qui sont souvent en conflits entre eux. Ainsi, les actions accomplies par les individus sont à comprendre comme des phénomènes chargés de sens : la description dense permet de rendre compte de l’épaisseur des couches à déchiffrer 49, à travers « une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes 50 », c’est-à-dire une pluralité de couches de signification.

2.1.2. La description dense en anthropologie : le conflit des interprétations

Pour ramener l’exemple de Ryle à un événement anthropologiquement plus concret, Geertz propose sa propre petite histoire, celle du marchant Cohen de Marmusha au Maroc tirée de son carnet d’enquête 51. La différence majeure entre l’exemple des deux enfants de Ryle et celui de Cohen, c’est que les acteurs de Marmusha parlent entre eux alors que les deux enfants communiquent sans parler, à coup de contraction de paupières. La situation à Marmusha est donc plus complexe puisque chaque acteur à son schème d’interprétation qui entre en conflits avec celui des autres (à cela il faut ajouter la confusion des langues 52). Chacun tente d’expliquer une chose sans qu’elles soient entièrement comprises de la même façon par chacun des autres acteurs. Pour l’anthropologue qui converse avec son informateur, en l’occurrence Cohen, rapporter un tel événement, c’est rapporter la façon dont Cohen a compris la situation. Ce qui aboutit à une double interprétation de la « donnée brute » : celle produite par Cohen puis celle produite par l’anthropologue. Ce dernier se retrouve alors dans une situation particulière : « il n’a pas affaire à des données nettement identifiables mais à des récits et des interprétations 53 ». La difficulté réside donc dans le fait de pouvoir interpréter cette multitude de significations et d’en restituer le sens en discernant ce qui vient de la source de ce qui a été ajouté ou oublié dans les multiples autres interprétations.

Dès lors, on comprend mieux les enjeux et la complexité de la description anthropologique qui «consiste à trier les structures de signification 54 ». La petite histoire de Marmusha permet à Geertz d’illustrer la thèse de la description dense parce qu’elle nous montre que « la description ethnographique est toujours épaisse, qu’il y entre toujours, outre des faits et gestes observables, les interprétations des acteurs 55 ».Ainsi, chez Geertz, la description dense de Ryle glisse vers une conception herméneutique de l’enquête anthropologique.

2.1.3. Inscrire le discours social

Dans l’histoire de Cohen, et vu les conflits d’interprétations, on se rend compte « de tout ce qui est en jeu dans une description ethnographique, même la plus élémentaire, et notamment dans son extraordinaire « densité » 56 ». Cela pose la question du statut des écrits anthropologiques et leur validité. En somme, qu’inscrivons-nous dans ces comptes rendus ?

« Dans les écrits anthropologiques achevés – y compris ceux que nous présentons ici –, ce constat – à savoir que ce que nous appelons nos données sont en fait nos constructions des constructions des autres quant à ce qu’ils font, eux et leurs compatriotes – est obscurci par le fait que l’essentiel de ce dont nous avons besoin pour comprendre un événement, un rite, une coutume, une idée, en particulier, est sous-entendu en arrière-fond, avant même que la chose soit directement examinée 57 »

Étonnamment, les données ethnographiques ne sont que des constructions de constructions du discours social. Il n’existe pour ainsi dire pas de données « neutres » puisque celles-ci disent déjà quelque chose avant même qu’on les saisisse, qu’on les examine. La simple présence d’un être humain qui tente d’inscrire une action exclue l’idée même de l’existence d’une donnée brute. L’anthropologue est donc réduit à procéder de cette manière : « nous commençons par nos propres interprétations de ce que nos informateurs font, ou pensent qu’ils fonts, et ensuite nous les systématisons 58 ». Les écrits anthropologiques sont donc des interprétations d’interprétations. Du moment que la culture est analysée comme « assemblage de textes » (les faits sociaux sont considérés comme des textes), les écrits ethnographiques deviennent des fictions dans le sens où ils sont fabriqués ou façonnés par ceux qui les écrivent : construire des descriptions « du point de vue de l’acteur » est clairement « un acte d’imagination » nous dit Geertz 59. Seul l’indigène fait des interprétations de premier ordre puisque c’est sa culture. Ainsi, tout écrit anthropologique « capturer sur le terrain » est au minimum du deuxième ordre. Pire, les écrits anthropologiques basé sur d’autres écrits anthropologiques (comme ceux de Lévi-Strauss) peuvent être du quatrième ordre ou plus 60. Ainsi, inscrire le discours social 61, c’est « [transformer] un événement passager, qui n’existe que dans le moment où il se déroule, en un compte rendu qui existe dans ses transcriptions et peut être consulté à nouveau 62 ». Ce qui est dit est ainsi préservé et même si cela fût prononcé sous une forme imparfaite. L’idée générale est donc d’inscrire l’action 63 comme elle se présente, sans ajout. Geertz nous dit bien :

« La description ethnographique a donc trois caractéristiques : elle est interprétative ; ce qu’il s’agit d’interpréter c’est le flux du discours social ; et l’interprétation consiste à tenter de sauvegarder le « dit » d’un tel discours des périls qu’il encourt et de le fixer dans des termes lisibles 64 ».

Le principe est de fixer « le dit » à l’aide d’une interprétation dense du discours social. Toutefois, Geertz précise que ce que l’ethnologue tente d’inscrire ne peut être le discours social pur puisqu’il passe toujours par un informateur qui lui parle. Ainsi, l’ethnologue n’a en réalité jamais un accès direct à ce discours social mais qu’à une seule petite part de ce discours qui est celle de l’informateur qui l’aide à comprendre. On remarque l’importance du langage dans l’analyse culturelle de Geertz puisque celle-ci s’appuie principalement sur l’interprétation de ce que disent les individus qui eux-mêmes interprètent la réalité à leur façon. Pour Lévi-Strauss, l’immersion dans une culture n’est pas la garantie d’un discours vrai sur l’autre : ce qui se dit n’a finalement peu d’importance. Le sujet, c’est-à-dire sa subjectivité et sa psychologie n’a donc pas de valeur épistémologique : comparer des vécus différents n’aboutit pas à un discours objectif. Évidemment, Geertz s’oppose à cette approche puisque pour lui (et comme nous l’avons déjà souligné) les méthodes anthropologiques qui reposent sur une « manipulation conceptuelle des faits découverts et d’une reconstruction logique de la simple réalité 65 », c’est-à-dire une anthropologie de type structuraliste qui tenteterait de s’écarter de la machine signifiante en essayant de la regarder depuis l’extérieur (décentrement), semble plutôt suspecte.

La valeur d’un compte rendu anthropologique, ce n’est donc pas la capacité de l’auteur à capturer des « faits primitifs dans des lieux lointains et à les ramener à la maison 66 » mais « du degré auquel il parvient à éclaircir ce qui se passe dans ces lieux, à résoudre l’énigme 67 », toujours dans un contexte inconnu et où les actes ne lui sont pas familier. Cependant, comment distinguer un bon d’un mauvais compte rendu se demande Geertz ? Est-ce qu’un ethnologue est en effet capable dans sa description à « distinguer un clin d’œil d’une contraction de paupières et les vrais clins d’œil de leurs simulacres 68 » ? Il ajoute :

« Ce n’est pas face à un corpus de données non interprétées ou de descriptions extrêmement « minces » que nous avons à mesurer la force de nos explications, mais au regard de la puissance qu’a l’imagination scientifique de nous mettre en contact avec les vies d’étrangers 69 »

L’ethnographie c’est avant tout « pénétrer » dans une description dense. Elle implique une expérience de terrain parce que ce n’est qu’à partir d’une situation d’immersion que l’ethnologue pourra – parce qu’il se livre à une description dense – déchiffrer la pluralité des couches de signification exprimées autant par la présence de la dimension humaine (action, comportement, langage) que par celle des objets qui l’entoure. La difficulté de la description dense réside « dans la complexité des univers de sens qui sont à l’œuvre dans une situation sociale donnée 70 » : c’est la raison pour laquelle « elle ne peut s’atteindre que par une immersion sur le terrain 71 ». Une ethnographie qui ne s’appuie que sur des descriptions minces manquerait sa cible et l’analyse culturelle risquerait de ne refléter qu’une partie étroite de la réalité vécue par les indigènes.

2.1.4. Un savoir local

Nous l’avons vu, Geertz critique les approches anthropologiques qui tentent de produire des théories à partir de descriptions extrêmement minces sans qu’elles aient fait l’effort d’obtenir par elles-mêmes ces données sur le terrain. Ce type d’argument vise en particulier le structuralisme de Lévi-Strauss puisque ce dernier travaille principalement à partir de productions culturelles (mythes, rites, artefacts) venant d’autres ethnologues, qui eux, n’ont probablement pas décrit les faits avec « densité ». Lorsque que l’on produit des formulations théoriques ou des traités systématiques, ils sont souvent énoncés hors de leur contexte alors que pour Geertz l’action sociale ne peut être dissociée de son contexte ni de ceux qui l’articulent (car l’être humain en fait partie tout autant que les productions culturelles). Vouloir s’extraire de la dimension humaine, ce serait manquer une partie de la réalité de l’action sociale dans sa description et sa compréhension. Dans l’action sociale, que ce soit un artefact, un état de conscience ou un comportement, tous prennent sens par le rôle qu’ils jouent entre eux dans le schéma continue de la vie. Ainsi, la meilleure façon d’accéder aux systèmes de symboles, c’est d’y accéder « empiriquement en inspectant les évènements et non en organisant des entités abstraites en schèmes unifiés 72 ». Du fait de son approche in situ, l’analyse culturelle de Geertz s’applique particulièrement bien à des micros sociétés ou à des phénomènes culturels spécifiques 73. Une description dense ne cherche pas à déceler des invariants structurels tels que la prohibition de l’inceste, c’est-à-dire à démontrer que des règles de la vie sociale observées dans diverses cultures sont communes à toute l’humanité et qu’il existe par conséquent une unité psychique de l’humanité : elle s’intéresse uniquement à ce qui se passe localement dans un contexte culturel et géographique très précis, c’est-à-dire à un savoir local plutôt qu’à un savoir global. Et le contact proche avec les indigènes semble avoir une certaine validité : se pencher sur l’ordinaire d’un lieu culturellement inhabituel ne fait pas ressortir l’arbitraire du comportement humain, mais le degré avec lequel il peut varier. « La compréhension de la culture d’un peuple consiste à montrer ce qu’est sa normalité sans gommer ses particularités 74 ».C’est donc dans la banalité ou la normalité que la culture d’un peuple est la plus accessible et non pas en s’éloignant d’elle en manipulant des données (plutôt minces), qui serviront à édifier des thèses cherchant principalement à découvrir l’universalité des schèmes de pensée à partir de ces données locales. Une description dense qui tente d’inscrire le discours social à partir du point de vue de l’indigène encourage donc l’ethnologue à se défaire de ses éventuels présupposés culturels et philosophiques ce qui lui permet de s’extraire d’une aptitude ethnocentriste qui aurait tendance à penser la différence culturelle qu’en termes binaires 75.

Ainsi, Geertz nous rappelle que l’anthropologie, ce n’est pas de « la télépathie à distance 76 ». Si « pratiquer l’ethnographie, c’est comme essayer de lire un manuscrit étranger 77 » qui est difficilement déchiffrable (la culture peut se lire comme un texte), cela signifie que les descriptions doivent être saisies dans les termes que les peuples emploient. Il est donc nécessaire de décrire ce qu’ils vivent en utilisant leurs formules afin de comprendre ce qu’ils leur arrivent. Ce n’est que dans ce cas que les descriptions peuvent être considérées comme anthropologiques. Geertz ajoute :

« Rien, je pense, n’a plus fait pour discréditer l’analyse culturelle que d’impeccables schémas d’ordre formel dont personne ne peut vraiment croire à l’existence réelle. Si l’interprétation anthropologique a pour vocation de construire une lecture de ce qui se passe, alors la séparer de ce qui se passe – de ce que disent des gens particuliers, en un temps et en un lieu donné, de ce qu’ils y font et de ce qu’ils subissent, et de tout ce qui préoccupe le monde – c’est la séparer de ses applications et la rendre complètement vaine 78 ».

Un formalisme qui tente de généraliser des actions singulières et locales à l’aide de beaux schémas et qui tente d’aboutir à des théories objectives mais souvent trop abstraites, à tendance à s’éloigner des formes vécues et donc de la réalité culturelle du fait de son éloignement face à ce qui se passe réellement sur le terrain. Dans ce cas, la généralisation peut rapidement s’éloigner de ce qui est dit ou de ce qui est observé in situ. Ainsi, Geertz souligne que « l’on ne peut pas écrire une théorie générale de l’interprétation culturelle 79 ». Le risque que rencontre une approche structuraliste est que son degré d’abstraction et d’éloignement soit trop élevé par rapport à la réalité de l’action sociale.

Dans Ici et là-bas, Geertz dit des livres de Lévi-Strauss, qu’ils « ne décrivent ni n’évoquent les existences, qui ne les interprètent ni ne les expliquent, mais plutôt organisent et réorganisent les matériaux que ces existences abandonnent derrières elles en systèmes formels de correspondances 80 » : ils sont donc purement formel : la structure est une sorte d’abstraction radicale des mythes, des masques, des produits culturels, en somme une anthropologie attachée à des objets plutôt qu’à des hommes. Pour Geertz, l’analyse des réalités vécues est à placer au premier plan de l’analyse culturelle si l’on veut éviter une réduction de cette dernière. L’objectivité totale est pour Geertz impossible à atteindre. La vocation essentielle de l’anthropologie est donc d’inscrire ce que l’indigène a dit ou à fait dans ses termes en maintenant « l’analyse des formes symboliques aussi près que possible des faits et des évènements sociaux concrets 81 ».

D’un point de vue épistémologique, une description dense reste avant tout une interprétation de l’action sociale.  Dès lors, est-ce que vouloir interpréter ce qui est autre (avec toute la difficulté que cela implique dû à l’étrangeté de la chose) n’est pas une manière de vouloir imposer son point de vue ? On remarque que l’anthropologue se trouve face à une difficulté majeure qui est celle de devoir faire la part des choses entre sa conception du monde et celle de la culture étrangère dans sa description des faits. Pour sortir de cet écueil, on comprend la raison pour laquelle Geertz s’efforce à trouver une méthode – telle que la description dense : elle guide l’anthropologue à inscrire un discours au plus proche de la réalité vécue. Toutefois, certains diront que la dimension intersubjective d’une anthropologie herméneutique n’est guère objective. Dès lors, si l’on défend une approche interprétative de l’anthropologie qui inscrit le discours social à partir d’interprétations, la question est de savoir sous qu’elle forme il doit être inscrit si l’on vise une certaine validité scientifique de la chose ? En d’autres termes, comment produire une interprétation qui répondrait aux exigences d’une anthropologie scientifique ?

3. Sur l’interprétation : l’approche de Dan Sperber

Comme le souligne Carlo Ossola 82, « le signe n’est jamais définitif », il renvoi à l’interprète, c’est-à-dire à celui qui va lire ce signe et qui se trouve en même temps dans l’impossibilité de se poser dans un point de vue capable de saisir toutes les stratifications interprétatives d’un objet complexe. Rappelons-nous, une description dense permet de rendre compte de l’épaisseur des couches à déchiffrer, à travers « une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes 83 ». Doit-on comprendre qu’une description dense qui a cette capacité à saisir l’épaisseur d’une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes permet à l’observateur d’être capable, à partir de son point de vue, de saisir toutes les stratifications interprétatives d’un phénomène culturel ? Ossola affirme le contraire : un point de vue ne peut saisir la totalité des stratifications interprétatives. Dès lors, si l’observateur n’est pas capable, à partir de son point de vue, de lire l’entièreté de la pluralité des significations, comment peut-il tenir un discours « objectif » d’un phénomène culturel observé ? Cela paraît impossible car comme nous le rappelle Ossola « l’herméneutique est la forme même de notre opacité à notre rapport aux choses 84 ». L’interprétation serait donc notre seule manière de rendre compréhensible un signe qui nous est d’emblée incompréhensible. Ainsi, l’interprétation semble une façon de répondre à l’altérité. Elle s’apprêterait particulièrement bien à la tâche de l’anthropologue (même si elle ne pourra jamais saisir la totalité des significations du fait que le point de vue de l’observateur ne peut saisir toutes les stratifications interprétatives d’un objet). Cela dit, Geertz nous dit bien que l’objectivité totale est impossible à atteindre si bien qu’il y aura toujours une part de subjectivité dans l’interprétation d’un fait (même en faisant appel à une description dense). Cependant, restituer « le point de vue de l’indigène » est aux yeux de Geertz la meilleure façon de rendre plausible le discours social : la meilleure façon de restituer la réalité sociale est de partir du point de vue de l’indigène et non pas de celui de l’anthropologue.

3.1. Interprétation et description

Sperber part du principe qu’une interprétation, une description, une généralisation, une reproduction, une citation sont toutes des représentations. Il définit la description comme « une représentation qui est adéquate quand elle est vraie de ce qu’elle représente 85 ». Les descriptions doivent prendre la forme d’énoncés affirmant des propositions (vraies ou fausses) qui peuvent se confirmer ou s’informer les unes des autres pour corroborer ou réfuter des généralisations. Ces représentations sont uniques car elles peuvent servir de données scientifiques. Une interprétation, quant à elle, est considérée comme une « représentation non descriptives 86 » : elles ne sont « ni de simples descriptions, ni de simples reproductions 87 ». Ainsi, la fidélité d’une interprétation est moins contraignante que pour celle d’une explication (puisque cette dernière doit être adéquate à ce qu’elle représente) : « l’interprétation cherche à rendre compte avec plus ou moins de succès d’une grande diversité de propriété 88 ».

En analysant quelques passages issus d’une monographie de Evans-Pritchard sur la religion des Nuer, Sperber nous montre à l’aide d’énoncés de cet ouvrage ce qu’il faut comprendre d’une description et d’une interprétation 89. Sperber part du principe qu’une description est un énoncé qui n’exprime pas une simple observation : on n’observe pas un « fait brut », on le devine si bien que la description est ce que « l’ethnographe a retenu de ce qu’il a compris de ce que ses informateurs lui ont livré, de ce qu’eux-mêmes ont compris 90 ». Cet enchaînement de compréhensions rejoint les propos de Geertz qui décrit les écrits anthropologiques comme des interprétations d’interprétations. Sperber propose quelques exemples pour démontrer que les propositions présentées par l’ethnographe ne sont, pour la plupart des cas, ni affirmées par ce dernier, ni par l’indigène lui-même. Il s’agit plus « d’un compromis entre la pensée nuer et les moyens d’expressions de l’ethnographe 91 » si bien que ces propositions sont plus proches d’interprétations que d’explications. La plupart du temps, les descriptions et les citations sont entremêlées d’interprétations alors que des propositions générales sont purement interprétatives. L’avantage des interprétations par rapport aux descriptions, c’est que d’une part elles aident l’ethnographe à faire partager sa compréhension d’une culture et que d’autre part elles peuvent être évaluées (bonnes ou moins bonnes). Alors qu’une approche strictement descriptive serait ennuyeuse et impossible 92. Cependant, pour que des interprétations puissent être considérées comme des données anthropologiques, elles doivent contenir un commentaire descriptif. Mais comme le souligne Sperber, la plupart du temps, ces commentaires descriptifs manquent ou ne sont fournis que d’une façon très superficielle par les ethnographes. Ainsi, des interprétations sans commentaires descriptifs sont considérées comme suggestives 93: l’ethnographe ne fait que suggérer quelque chose sans proposer un commentaire qui décrit cette suggestion. Si les interprétations aident le lecteur à mieux comprendre une culture, elles ne peuvent dans ces conditions – c’est-à-dire sans commentaires descriptifs – « servir de base à des généralisations anthropologiques 94 » : car les ethnographes produisent des concepts et des théories si bien qu’une simple interprétation non explicite ne peut fournir une base suffisamment solide pour un tel travail.

3.2. Interprétation et théorie

Sperber nous indique les difficultés auxquels l’ethnographe doit faire face lors de l’usage de termes interprétatifs comme celui de « sacrifice ». Si les Nuer possèdent divers termes et expressions pour désigner la mise à mort rituelle d’un animal ou d’un humain et la diversité de ces rituels, il est possible que l’ethnographe n’utilise qu’un seul terme pour tous ces termes et ces expressions, à savoir celui de « sacrifice ». Agir de cette manière, c’est imposer sur le cadre conceptuel nuer des catégories étrangères (en général celles de la culture de l’ethnographe). Autrement dit, le risque est que l’on applique une notion au nuer sans qu’eux-mêmes la possède. Cependant, appliquer une telle notion « pour bancale qu’elle puisse paraître 95 » à des indigènes n’est guère problématique pour Sperber. Au contraire, elle offre des avantages comme celui de rendre possible des questionnements et des spéculations sur les données nuer. Cela aura permis de « créer un modeste sentiment de familiarité avec certaines mœurs nuer tout en faisant percevoir […] le caractère problématique de toute l’entreprise 96 ». Le terme sacrifice (en tant que terme interprétatif) devient un terme médiateur entre les notions nuer et celles de la culture de l’ethnographe. Ainsi, faire appel à un terme interprétatif comme celui-ci est justifié du moment qu’il nous manque des notions familières qui permettent de traduire ou de décrire des notions indigènes. Toutefois, si l’ethnographe utilise un terme interprétatif comme celui de « sacrifice », comment peut-il le définir lors d’étude transculturelle ? Sperber nous propose trois solutions : soit on donne une définition explicite : mise à mort rituel d’un animal ou d’un humain en offrande à un être surnaturel ; soit on définit vaguement cette notion ; soit on propose plusieurs définitions en fonction de la culture 97. Que l’on opte pour une définition plutôt vague ou précise pour l’élaboration d’une théorie du sacrifice, cela est bien évidemment problématique d’un point de vue scientifique. Cependant, une théorie constitue une source d’inspiration interprétative, un répertoire partiel de significations possibles mis à disposition pour d’autres chercheurs 98. Ces théories ne sont ni des descriptions ni même des interprétations spécifiques : « ce sont des constructions interprétatives qui peuvent être adoptées, adaptées ou rejetées à volonté selon le cas que l’on traite 99 » au même titre qu’une hypothèse. Ces théories n’ont pas une visée universelle : elles seront simplement considérées comme appropriées dans certains cas.

« Si les termes techniques de l’anthropologie ont des significations vagues et adaptables, si les « théories » ne sont pas des théories mais des constructions propres à servir de modèle à l’interprétation, il n’est pas nécessaire de voir là les insuffisances transitoires d’une science au berceau. Il n’y a pas de raison de penser que « sacrifice », « chefferie », « mariage », etc., acquerront progressivement un sens plus précis et plus stable et passeront du statut de termes interprétatifs à celui de concepts scientifiques à l’intérieur de théories véritables. Le flou et la variabilité de ces termes, l’absence de portée empirique de ces constructions ne sont pas un obstacle mais, bien au contraire, sont une condition de leur utilité, étant donné l’usage particulier qui en est fait 100 »

Comme le remarque Sperber, l’interprétation ethnographique « ne se transformera pas en description scientifique » : « son but est de fournir une compréhension intuitive de la façon dont d’autres humains pensent et vivent 101 ». Pour que l’anthropologie se rapproche d’une approche scientifique des faits culturels, elle « a besoin de descriptions de fait culturels et d’interprétations accompagnées de commentaires descriptifs adéquats, mais ce uniquement en rapport avec des hypothèses 102 ». L’anthropologie en tant que science humaine « consiste essentiellement en une ethnographie interprétative 103 ».

« Les interprétations d’idées indigènes sont des comptes rendus librement reformulés, élagués et greffés de ce que les gens ont dit à l’ethnographe et de ce qu’il a pensé qu’ils pensaient. Ces interprétations s’écartent de plusieurs degrés — et de manière mal comprise — des univers connaissables des gens dont elles représentent les idées. Dans ces conditions, dire que ces interprétations équivalent à des descriptions de ces univers, c’est s’avancer considérablement, d’une façon qui appelle arguments et justifications. Or, si les ethnographes se soucient souvent, et parfois fort bien, de justifier telle ou telle interprétation, jamais en revanche ils ne justifient l’idée que leurs interprétations valent descriptions. Lorsqu’ils tiennent pour acquis que leurs interprétations sont des descriptions d’univers autres, ce n’est pas qu’ils ont établi cette identité, c’est qu’ils n’ont pas perçu la différence. Une interprétation, je l’ai dit, peut être valide sans pour autant avoir des implications descriptives. C’est que la portée descriptive d’une interprétation dépend de son commentaire et pas directement de son contenu 104 »

L’ethnographe semble dans l’impossibilité de produire une description au sens stricte du terme (c’est-à-dire une représentation qui est adéquate quand elle est vraie de ce qu’elle représente) : il ne peut qu’interpréter « sous comptes rendus librement reformulés » ce que les indigènes disent tout en sachant que l’interprétation s’éloigne plus ou moins « des univers connaissables des gens ». Ainsi, un ethnographe ne peut justifier que ses interprétations sont des descriptions (à moins qu’il ne perçoive la différence) : une interprétation a une portée descriptive que lorsqu’elle est accompagnée d’un commentaire descriptif adéquat. L’anthropologie ne doit avoir la prétention de fournir des descriptions : elle « consiste essentiellement en une ethnographie interprétative ». Un ethnographe ne produit donc pas des descriptions mais uniquement des interprétations qui elles peuvent avoir une portée descriptive.

3.3. Description dense : hybridation entre interprétation et description ?

Vouloir défendre une anthropologie interprétative nécessite de définir ce qu’est une interprétation. Et si l’interprétation n’est pas une description, qu’est-elle au juste ? La réponse est claire : une interprétation doit être accompagnée d’un commentaire descriptif pour qu’elle obtienne une certaine validité scientifique (pour qu’elle puisse servir de base à des généralisations anthropologiques).Ainsi, Sperber nous indique sous quelle forme l’interprétation doit être inscrite pour qu’elle rende compte du discours social. Si Geertz nous propose une description dense qui dépasse la simple description mince – en prenant en compte la pluralité des significations de l’action sociale dans un contexte donné –, il ne nous informe pas sous quelle forme le discours social doit être inscrit. Sperber apporte ici un éclaircissement quant à la manière de produire une bonne interprétation anthropologique. D’autre part, si Sperber soutient que l’ethnographe ne peut produire des descriptions, l’anthropologie interprétatives de Geertz s’appuie sur des descriptions épaisses qui elles sont produites à partir d’interprétations. Dès lors, si une description dense est composée d’un agrégat d’interprétations, est-elle toujours une description au sens stricte du terme ? Si l’on se réfère à la définition de la description proposée par Sperber, ce n’est pas le cas. Ainsi, nous aurions tendance à dire que Geertz propose une anthropologie qui semble à la fois interprétative et descriptive. Une telle conception de l’anthropologie n’est pas étrangère à Sperber puisque ce dernier soutient qu’il n’y a pas forcément incompatibilité entre une démarche interprétative et descriptive : « des interprétations peuvent être utilisées à l’intérieur d’un développement descriptif ou explicatif sous certaines conditions ». Toutefois, « ces conditions ne sont généralement ni remplies, ni même comprises 105 » par l’ethnographe. Ce défaut fait donc obstacle au développement de l’anthropologie du moment que l’on prend « des constructions interprétatives pour des descriptions ou des explications » puisque cela nous pousse à « surestimer le niveau atteint par l’anthropologie théorique 106 ».

Bref, Geertz nous propose une méthode hybride, une sorte de « description interprétative » tout en définissant la description dense en termes d’inscription – une sorte de contraction entre interprétation et description qui inscrit ou transcrit le discours social –, à partir d’une culture que l’on peut lire comme un texte dense en significations : inscrire le discours social, c’est passer par une description et une reformulation des actions humaines en termes lisibles 107. A ce stade, nous pourrions nous demander si Geertz n’est pas simplement en train de traduire « le texte » ou le phénomène social étant donné qu’il présente son travail comme un effort de traduction des phénomènes culturels 108 ? Quoi qu’il en soit, il est clair que pour Geertz les faits culturels sont des faits de significations et que la description ethnographique ne peut-être qu’une interprétation. Toutefois, la nature de l’interprétation dans son anthropologie reste confuse puisqu’elle est en même temps une description voire une traduction. Ainsi, sa valeur épistémologique semble difficile à définir.

Conclusion

Nous aimerions tout d’abord relever une certaine cohérence conceptuelle de l’anthropologie proposée par Geertz et cela à partir de la définition de la culture jusqu’au travail de l’ethnologue sur le terrain. En effet, nous avons tout d’abord une culture sémiotique produisant signes et symboles qui devront être déchiffrés, puis une anthropologie qui se veut interprétative parce qu’elle doit impérativement répondre à une culture qui produit « une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes », et finalement une manière de décrire les choses par la description dense qui permet de rendre compte de l’épaisseur des couches à déchiffrer, et cela toujours dans l’idée de vouloir produire un savoir local. Nous avons ici une conception de l’anthropologie qui se focalise d’une part sur le vécu des indigènes appartenant à des micros sociétés et d’autre part à des phénomènes culturels très spécifiques. Il s’agit avant tout de sauvegarder et donc d’inscrire le discours social au plus proche de ce qu’il est tout en sachant que ce discours sera toujours interprété – du fait de sa dimension intersubjective – si bien qu’il n’est guère possible de prétendre qu’une telle interprétation puisse fournir une valeur objective de ce qui est observé : ce serait plutôt « dire la vérité de ce qui a été vécu et appris dans la rencontre et la relation avec l’autre 109 ». Geertz semble plus proche du travail de l’ethnologue que celui de l’anthropologue dans le sens où il ne cherche pas à élaborer des théories globales comme le vise certaines conceptions objectivistes de l’anthropologie. Cependant, si l’on se réfère au travail de Gorunović qui s’appuie sur les travaux de l’anthropologue Adam Kuper, Geertz semble ne pas être conscient de la portée « objective » de son analyse ethnographique et cela notamment dans son texte sur le combat de coqs balinais 110. Alors que Geertz déploie tout au long de son œuvre un effort conséquent à critiquer le structuralisme, le voilà étiqueté de « structuraliste latent » : un savoir local produit par une description dense se transforme en un savoir global et universel des opérations cognitives de l’Homme. Si une anthropologie herméneutique a ainsi la capacité de fournir un discours universel, lui permettrait-elle de se placer, d’un point de vue épistémologique, au même rang que certaines sciences dures ?

D’autre part, et même si la conception gertzienne de l’anthropologie semble cohérente, son texte de la description dense est quelque fois assez vague quant aux notions de description et d’interprétation. L’apport de Sperber semble pertinent du fait qu’il a l’avantage de prolonger d’une certaine manière le discours de Geertz et d’approfondir des notions qui restaient vagues. La proposition de Sperber permet de comprendre la manière dont une interprétation doit être construite afin de répondre aux mieux aux exigences d’une anthropologie scientifique. Cela dit, la proposition de Sperber sur la façon de construire ces interprétations ne s’applique pas forcément à la conception de la description dense de Geertz et à sa manière d’entrevoir l’anthropologie. Quoi qu’il en soit, les deux auteurs se rejoignent tout de même sur le principe fondamental de l’anthropologie qui lui repose sur une approche interprétative. Nous sommes surpris de la similitude des propos des deux auteurs sur leur conception de l’anthropologie. Si Sperber affirme que l’ethnographe doit deviner les choses et que ces interprétations sont suggestives, Geertz affirme que l’on ne peut pas vraiment faire une description de la donnée brute, que les écrits anthropologiques sont toujours des interprétations d’interprétations, c’est-à-dire des fictions qui sont fabriquées ou façonnées par ceux qui les écrivent. Ces propos rejoignent également ceux de Marc Augé qui affirme que la tâche de l’ethnologue est avant de tout « d’essayer de comprendre » des cultures en « tentant d’expliquer » leurs univers sociaux 111. Bref, l’anthropologie semble plus proche de l’interprétation que d’un discours qui prétendrait des vérités absolues et définitives sur les autres. Reste à savoir qu’est-ce qu’une interprétation pour Geertz ?

Fautes de moyens alternatifs, l’interprétation semble donc le premier outil disponible face à l’altérité dans la rencontre avec l’autre. En effet, la différence nous pousse à interpréter des faits observés, à suggérer des idées, à inventer des termes parce qu’il y a ce souhait et cette curiosité de comprendre l’autre. L’informateur parle et l’observateur tente d’inscrire ce qu’il dit, ce qu’il fait et ce qu’il croit. Interpréter des faits par ce biais, c’est ce fier à la dimension subjective de l’indigène mais également à celle de celui qui inscrit le discours social. Un défenseur d’une anthropologie objectiviste déduirait que l’anthropologie interprétative renseigne plus sur l’imagination et la sensibilité de l’anthropologue que sur l’objet qu’il étudie du fait qu’elle repose avant tout sur une dimension intersubjective (elle n’a donc pas de valeur scientifique). A cette critique, Geertz rétorquerait que « les structures de la parenté des tribus d’Amazonie dont parle Lévi-Strauss ne sont pas une découverte scientifique au sens de la physique, c’est une construction imaginaire opérée par l’auteur de Tristes tropiques 112 ». Malgré cette opération de décentrement réalisée par le structuralisme, Lévi-Strauss ne semble pas pouvoir échapper à une certaine interprétation des faits (c’est-à-dire à produire des interprétations d’interprétations à partir d’une construction imaginaire basée sur des données empiriques qui sont elles-mêmes probablement interprétées). On se retrouve dès lors face à une impasse puisque dans tous les cas, l’anthropologie ne semble pouvoir s’extraire totalement de l’interprétation et cela à des degrés qui diffèrent selon les approches théoriques. A ce stade, soit on tente d’évacuer toute tentative interprétative dans l’analyse parce que l’on considère qu’elle n’a aucune valeur épistémologique (mais cela semble impossible), soit on reconsidère la valeur épistémologique de l’interprétation, à savoir qu’une interprétation ethnographique ne sera jamais considérée comme une description scientifique (comme le propose Sperber). Défendre cette dernière approche, c’est affirmer que l’anthropologie interprétative appartient à un autre régime de vérité qui n’est pas celui que prétend atteindre les approches objectivistes de l’anthropologie. La valeur épistémologique d’une approche herméneutique reposerait davantage sur la manière dont une interprétation est construite (comme le propose Sperber).

Bibliographie

Sources

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Toutes les images des indiens d’Amazonie sont de Claude Lévi-Strauss.


1Dan Sperber est un anthropologue, linguiste et chercheur en sciences cognitives français. Il est directeur de recherche émérite à l’institut Jean-Nicod, CNRS et professeur aux départements de Sciences cognitives et de philosophie de la Central European University à Budapest. Pour cette analyse que nous proposons, nous nous sommes référés principalement à l’article suivant : Sperber, Dan. « L’interprétation en anthropologie », Homme, vol. 21, no. 1, 1981, pp. 69–92.

2Ibid., p. 69.

3Ibid., p. 69.

4Ibid., p. 69.

5Ibid., p. 69. Dan Sperber propose cette nouvelle conception du statut épistémologique de l’anthropologie.

6Geertz, Clifford. Ici et là-bas, Paris Métailié, 1996, p. 53.

7Le diffusionnisme, le culturalisme, le fonctionnalisme et le structuralisme sont des exemples de ces différents courant de pensée.

8Cette expression gertzienne est tirée du titre du chapitre III du livre Savoir local, savoir global : Les Lieux du Savoir. Geertz, Clifford. Savoir local, savoir global : Les Lieux du Savoir. 1ère éd. Quadrige. ed., Presses Universitaires De France, 2012.

9Nous verrons que Geertz semble proposer une anthropologie à la fois descriptive et interprétative.

10Addi, Lahouari, 2010. Clifford Geertz, anthropologue critique du positivisme. In : Addi, Lahouari, & Obadia, Lionel. Clifford Geertz : Interprétation et culture. Paris : Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 16.

11Geertz, Clifford. « La description dense », Enquête [En ligne], 6 | 1998, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 20 décembre 2019.

12Ibid., p. 2. Je souligne.

13Addi, Lahouari, op. cit., p. 22.

14Ibid., p. 22.

15>Ibid., p. 22.

16Gorunović, Gordana. « Geertz vs. Lévi-Strauss: Des Hypothèses Structurales Sous-Jacentes Dans Le Culturalisme De Geertz? » Етноантрополошки Проблеми, vol. 4, no. 2, 2009, pp. 66-68.

17Ibid., p. 66.

18Addi, Lahouari, op. cit., p. 22.

19Ibid., p. 25.

20Ibid., p. 21.

21Ibid., p. 21.

22Geertz, Clifford. « La description dense »,op. cit., p. 2.

23Addi, Lahouari, op. cit., p. 23. Je souligne.

24Ibid., p. 23.

25Ibid., p. 23.

26Ibid., p. 15.

27Gorunović, Gordana, op. cit., p. 57.

28Addi, Lahouari, op. cit., p. 21.

29Ibid., p. 21.

30Mauss, Marcel, & Claude Lévi-Strauss. Sociologie Et Anthropologie. Presses Univ. De France, 1950., p. XIX. Je souligne.

31Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 10.

32Mauss, Marcel, & Claude Lévi-Strauss, op. cit., p. XXVIII.

33Addi, Lahouari & Obadia, Lionel, 2010. Introduction. In : Clifford Geertz : Interprétation et culture. Paris : Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 4.

34Ibid., p. 5.

35Ibid., p. 19. Pour tout ce qui précède.

36Ibid., p. 24. Pour Geertz, l’anthropologie n’est pas une science expérimentale.

37Ibid., p. 16.

38Ibid., p. 16.

39Ibid., p. 25.

40Ibid., p. 26.

41Descombes, Vincent. « La confusion des langues », Enquête [En ligne], 6 | 1998, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 01 mai 2019, p. 4.

42Costey, Paul. « Description et interprétation chez Clifford Geertz. La thick description chez Clifford Geertz », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 03 février 2009, consulté le 05 octobre 2019, p. 105.

43Lallier, Christian, 2010. Comment filmer un clin d’œil ? De Clifford Geertz à Jean Bazin. In : Addi, Lahouari, & Obadia, Lionel. Clifford Geertz : Interprétation et culture. Paris : Éditions des archives contemporaines, 2010, p. 88.

44>Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 4.

45Costey, Paul, op. cit., p. 105.

46On notera toutefois que Geertz ne peut éviter de décrire les données brutes dans ses enquêtes. Dans le combat de coqs balinais, Geertz décrit ce qu’il observe : « on fixe un éperon en enroulant une longue cordelette autour de son embase, ainsi qu’autour de la patte du coq » (p. 10). Geertz, Clifford. « Jeu d’enfer. Notes sur le combat de coqs balinais », Le Débat, vol. 7, no. 7, 1980.

47Costey, Paul, op. cit., p. 105.

48Lallier, Christian, op. cit., p. 94.

49Ibid., p. 88.

50Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 4.

51Pour consulter l’histoire complète : Ibid., pp. 4-5.

52A propos de la confusion des langues : « Pour qu’il y ait malentendu babélien (entre Cohen et le capitaine de la Légion), il faut que, dans d’autres circonstances, les gens se fassent normalement comprendre dans leurs langues respectives. C’est justement parce que quelqu’un se fait comprendre normalement quand il s’exprime dans sa langue qu’il y a une situation de confusion des langues quand les gens s’aperçoivent qu’ils ne se comprennent pas ». Descombes, Vincent, op. cit., p. 8.

53Ibid., p. 7.

54Ibid., p. 5.

55Descombes, Vincent, op. cit., p. 7.

56Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 5.

57Ibid., p. 5.

58Ibid., p. 9.

59Ibid., p. 9.

60Ibid., p. 9, note 15.

61La phrase qui suit nous éclaircit sur la notion de discours social : « Les actions possèdent un sens qui nous est accessible parce qu’elles se combinent comme un discours et qu’elles sont symboliques ». Costey, Paul, op. cit., p. 106.

62Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 11.

63Ibid., p. 11. Ici, Geertz fait référence à Paul Ricoeur.

64Ibid., p. 12.

65Ibid., p. 11.

66Ibid., p. 9.

67Ibid., p. 9.

68</supIbid., p. 9.

69Ibid., p. 9.

70Lallier, Christian, op. cit., p. 94.

71Ibid., p. 94.

72Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 10.

73Le marchant Cohen de Marmusha au Maroc, le combat de coqs balinais et le Souk de Sefrou sont des textes qui décrivent les enquêtes de terrain de Geertz. Ses études se focalisent sur des phénomènes culturels très précis.

74Ibid., p. 8.

75Penser la différence culturelle en termes binaires, c’est dire qu’une culture manque de quelque chose par rapport à la nôtre ou alors dire qu’une culture est rudimentaire par rapport à la nôtre. Pour approfondir la question, nous vous renvoyons à l’exposé de Carlo Severi enregistré lors d’un séminaire sur la pluralité de points de vue et culture au Collège de France : Severi, Carlo, 2008. Pluralité de points de vue et culture : réflexions sur le conflit culturel. In : France. Collège de France. Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, 12 et 13 juin 2008 [en ligne]. Paris. [Consulté le 2 décembre 2019]. Disponible à l’adresse : https://www.college-de-france.fr/site/alain-berthoz/seminar-2008-06-12-15h00.htm

76Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 8.

77Ibid., p. 5.

78Ibid., p. 10.

79Ibid., p. 15.

80Geertz, Clifford, Ici et là-bas ,op. cit., p. 53.

81>Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 17.

82Pour approfondir la question, nous vous renvoyons à l’exposé de Carlo Ossola enregistré lors d’un séminaire sur la pluralité de points de vue et culture au Collège de France : Ossola, Carlo, 2008. Le paradoxe herméneutique. In : France. Collège de France. Fondements historiques et cognitifs de la notion de point de vue, 12 et 13 juin 2008 [en ligne]. Paris. [Consulté le 2 décembre 2019]. Disponible à l’adresse : https://www.college-de-france.fr/site/alain-berthoz/seminar-2008-06-13-11h15.htm

83>Clifford Geertz, « La description dense », op. cit., p. 4.

84Ossola Carlo, « Le paradoxe herméneutique », op. cit.

85Sperber, Dan, op. cit., p. 71.

86Ibid., p. 72.

87Ibid., p. 72.

88Ibid., p. 73.

89Pour plus de détails, nous vous renvoyons aux pages 73 à 78 de cet article.

90Ibid., p. 74.

91Ibid., p. 75. Je souligne.

92Ibid., p. 75.

93Ibid., p. 78.

94Ibid., p. 80.

95Ibid., p. 84.

96Ibid., p. 84.

97Ibid., p. 84.

98Ibid., p. 85.

99Ibid., p. 86.

100Ibid., p. 86.

101Ibid., p. 87.

102Ibid., p. 87.

103Ibid., p. 87.

104Ibid., p. 89.

105Ibid., p. 70.

106Ibid., p. 70.

107Mary, André. « De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation », Enquête [En ligne], 6 | 1998, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 30 décembre 2019, p. 6. Cet article est particulièrement intéressant si l’on souhaite prolonger la discussion entre description et interprétation dans le cadre du concept de la description dense de Geertz.

108Levi, Giovanni. « Les dangers du geertzisme », Labyrinthe [En ligne], 8 | 2001, mis en ligne le 10 mai 2005, consulté le 16 décembre 2019, p. 5.

109Agier, Michel. La Sagesse De L’ethnologue. L’Oeil Neuf Éd., 2004, quatrième de couverture.

110>Gorunović, Gordana, op. cit., pp. 69-73.

111Augé, Marc. « Qui est L’autre ? Un itinéraire anthropologique » L’Homme, vol. 27, no. 103, 1987, p. 11. Je souligne.

112Addi, Lahouari, op. cit., p. 18.

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